Mais ce premier volet de l’une des sagas les plus rentables (et les plus longues) du cinéma français n’est pourtant pas l'un de ces films où les héros font de leur voiture une monstrueuse extension de leur sexe. En clair, il n’est ni profondément beauf, ni ouvertement sexiste – en tout cas, bien moins que la majorité des films de Godard, cinéaste régulièrement salué par la critique, qui oublie un peu vite que le réalisateur a régulièrement filmé les femmes comme de simples objets de fantasme plutôt que comme des personnages à part entière.
Alerte générale
Alors oui, Taxi est moins innovant ou profond que Le cinquième élément (que Besson finalisait en parallèle, d’où son simple rôle de producteur ici) ou L’Éternité et un jour de Théo Angelopoulos (couronné au Festival de Cannes quelques mois plus tard, en mai 1998), mais le résultat est suffisamment honorable pour assurer son cahier des charges de divertissement populaire. Il y a bien sûr des personnages caricaturaux dans le film - des mecs de banlieue anti-flics, de la flicaille à l’esprit aussi vide que les burnes de Rocco après un tournage et des Allemands qui roulent en Mercedes et semblent visiblement en difficulté avec le concept de sourire - mais se contenter de cette analyse serait une erreur. Ce serait en tout cas oublier tous ces personnages loufoques (en avril 1998, Le Monde soulignait même l’importance de ces «seconds rôles d’une efficace désuétude»), ces répliques qui claquent comme des punchlines («Alors les filles, on porte toujours la moustache ?» ou encore «Qu'est-ce que t'attends pour démarrer ? Que j'te chante Starsky et Hutch ?») et ces scènes qui, qu’on le veuille ou non, disent beaucoup de l’histoire du cinéma (ce tandem que tout oppose et qui pourtant finit par sympathiser, déjà exploité de La chèvre à L’arme fatale) et de la société française de l’époque.
Car oui, 1998, ce n'est pas simplement le double coup de tête victorieux de Zidane, la toute première émission du Bigdil, le retour des Visiteurs, les dîners de cons organisés tous les mercredis soir par Thierry Lhermitte ou l'égoïsme de Rose DeWitt Bukater une fois le Titanic coulé. C'est aussi et surtout l'insertion (à grands coups d’ailerons et de moteurs débridés) dans l'imaginaire collectif d'une Peugeot 406 blanche customisée et d'un possible lien entre les différentes populations françaises. Et c'est l'apparition du mythe Black-Blanc-Beur, que d'autres produits culturels vont entretenir (H, Le ciel, les oiseaux et... ta mère !, Yamakasi) et qui prendra fin en avril 2002 avec la monté en flèche du FN. De là à parler de Taxi comme d’un film politique ? Plutôt crever - un symbole de son époque, en revanche, c'est indéniable.
L’OM, la débrouillardise et les gros bolides
Pour faire simple, disons que Taxi survient au moment où la «vieille France» accepte d'entrevoir (avant de se raviser quelques années plus tard, donc) que le jeune immigré vivant en banlieue n’est peut-être pas qu’une racaille, et qu’il peut au contraire participer à l’évolution de la société française, voire à son bien-être. Car ici, la voiture de Samy Naceri n’est pas un symbole de richesse ou de pouvoir mais un moyen de s’extraire de sa condition, de «faire les choses bien», de l'amener à ressembler au mythe du «Français de souche» - le prénom de son personnage, Daniel, est en cela un bon exemple – et donc de faire corps avec cette idée de mimétisme culturel, qui incitera la rédaction du Parisien, en janvier 2004, à publier une série de six articles intitulée Ces musulmans qui ont réussi leur intégration. Sans tomber dans le piège à 100% pour autant : oui, le scénario se veut (un peu / beaucoup / à la folie) démago ; certes, Daniel et ses potes aident la police locale à coincer les méchants Allemands (subtilement nommés «les Bavaroises» ou «les Boches» dans le film), mais il n’en reste pas moins un gars du cru, l'un de ces jeunes banlieusards qui ne jurent que par l’OM, la débrouillardise et les gros bolides.
Tout ça est très léger, bien sûr ; on n’est pas chez Spike Lee ou Mathieu Kassovitz. Mais c’est précisément la dimension incontestable du film, sa capacité à faire avec les mecs issus de l’immigration ou des banlieues autre chose que de la fiction sociologique ou de la comédie parodique. Tout est fait ici pour émettre des valeurs positives, donner l’image d’une France qui, qu’importe ses différends, est capable de s’unir pour repousser l’ennemi. Quitte à faire appel à ceux que l’on rejette et juge habituellement - après tout, Daniel est de loin le personnage le plus malin du film, il est aussi le plus entouré et c'est celui qui sort avec une fille comme Marion Cotillard ; on imagine donc qu’il est censé donner envie aux spectateurs de lui ressembler.
«Tu veux connaître mon rêve ? Écoute ça !»
Mais Taxi, c’est aussi une bande-son, qui agit comme une formidable surface d'expression des obsessions esthétiques du film, mais joue également un rôle de miroir pour le contexte politique et sociétal d’unité que revendique le propos du film. Surtout, les musiques tirées du film ont aujourd’hui suffisamment de puissance d’évocation pour tenir toutes seules sur leurs deux jambes, alors même que Taxi a toujours été en grande partie incompris par la critique : La vie de rêve du 3ème Œil, L’amour du risque de la Fonky Family, Tu me plais de Def Bond et K.Reen, tous sont devenus des standards de la culture hip-hop française, tous ont contribué à l’immense succès de cette B.O. pilotée par Akhenaton (300 000 exemplaires vendus) et tous symbolisent l’âge d’or du rap marseillais. Ce n'est donc pas simplement un état d'esprit ou des acteurs (Samy Naceri, Marion Cotillard) que Taxi révèle, c'est aussi tout un tas de MC’s prêts à saisir leur chance et à conquérir les charts hexagonaux. Ou du moins, le cœur des B-boys (Chiens de Paille, Mafia Underground), avec des titres qui transpirent le talent de l’équipe La Cosca.
C'est sans nul doute de la sorte qu'un petit film auquel personne ne croyait a pu en quelques années devenir l’un des produits phares de l'industrie cinématographique française, capable de convier Stallone le temps d’un caméo dans le troisième volet, de miser sur une partie du casting de Dikkenek pour tenter de sauver l’épisode 4 de la saga ou de donner une tonalité presque cartoonesque aux courses-poursuites (même si l'on reste loin de French Connection de William Friedkin ou de Boulevard de la mort de Tarantino, avouons-le). Plus qu'un sous-produit hollywoodien, Taxi demeure un film 100% français, qui se rapproche certes d’un pop-corn movie, mais uniquement parce qu’il explose bien en bouche et satisfait le spectateur, question plaisirs légers.
++ Pour les nostalgiques, Taxi 5, de Franck Gastambide, est actuellement en salle.