« Je suis dorigine Palestinienne mais je ne mintéresse pas trop au conflit du Proche Orient. Je préfère gagner de largent ». Croyez-le ou non, lauteur de cette phrase est actuellement lune des personnalités les plus importantes du rap américain. Célèbre pour ses gimmicks joyeusement régressifs (« We The Best ! », « Listennnn Up ! » etc., etc.
), DJ Khaled a sorti plusieurs albums à succès dans lesquels il fait rapper ensemble Fat Joe, T.I. et Rick Ross comme sils étaient amis denfance (le hit We Takin Over). Il occupe également le poste de président du vénérable label Def Jam South, en plus dune myriade dactivités (boîte de marketing, émissions de radio, management de producteurs etc.
). Sûr, on a le droit de se moquer de DJ Khaled, de ses lunettes ridicules, de sa surcharge pondérale ou encore de ses déclarations hallucinées (on lui doit aussi le fabuleux « Le matin, quand je me réveille, je remercie dabord Dieu, puis Allah et ensuite jallume mon Blackberry »), mais tout ça ny fera rien. A limage de son homologue dAtlanta, DJ Drama, DJ Khaled est complètement indispensable au rap US. Révélant des MCs, parrainant des montagnes de mixtapes quils animent en criant leur nom, ces deux-là et quelques autres, contribuent à assurer la vitalité dune scène en mouvement constant.
Leur statut peu commun, DJ Drama et DJ Khaled le doivent au pionnier DJ Clue, figure new-yorkaise de la fin des années 90 qui a popularisé des mixtapes, pas du tout mixées mais riches en exclusivité. Refusant ouvertement de se fatiguer à toucher le moindre bout de vinyle, Clue a eu une idée toute simple pour se faire remarquer : brailler son nom au début des morceaux. Plus networker que cratedigger, Clue avait pour lui son aplomb et ses relations, aussi bien avec les rappeurs quavec les bootleggers. Misant sur la quantité de mixtapes pour se faire un nom, Clue a vite été réputé pour ses exclus. Quelque temps plus tard, il fut signé sur le label de Jay-Z et se retrouva même en featuring avec Mariah Carey. Aujourdhui encore, il demeure le poster boy de tous les DJs actuels puisquil est le seul à avoir obtenu en son temps un disque de platine avec son album The Professionnal. A noter que le terme dalbum est légèrement usurpé, le disque en question se rapprochant plutôt de la compilation boursouflée et habillée dinterludes de Puff Daddy qui beugle que DJ Clue déchire. Fort de ce succès, Clue put en tout cas lancer sa propre écurie, avec des rappeurs comme Fabolous ou Joe Budden qui, justement, demeurent moins respectés pour leurs singles gentillets que pour leurs ébouriffantes prestations de mixtapes.
A lépoque de sa gloire, un des principaux reproches faits à DJ Clue était quil ne servait artistiquement à rien. Mais Clue était-il vraiment différent de ces prédécesseurs ? Pas tant que ça, si on regarde lhistoire de près. « Jai toujours été loyal. Jai fait trois albums avec DJ Polo. Pourtant, il ne faisait aucun son et nétait même pas un bon DJ, mais cest lui qui mavait présenté à Marley Marl », expliquait Kool G Rap en 2002. Quoiquil en soit, Clue marqua la fin de lhypocrisie pour les DJs en mal de reconnaissance : plus la peine pour eux de sortir des sélections de morceaux déjà connus comme Kid Capri ou Mister Cee , ni de jouer les pousse-disques en concerts comme DJ Enuff avec Biggie. Grâce à Clue (imité très vite par Kay Slay, Whoo Kid et dautres), le DJ devenait une star en propre, un Monsieur Loyal régnant en maître sur la curiosité du 21ème siècle : la mixtape sur CD. Blindés de freestyles de stars montantes et de rookies au ventre qui gargouille, ces disques senregistraient et sécoulaient de la même manière : vite et pour pas cher.Florilège de mixtapes à succès
Depuis cette époque, la plupart des rappeurs ont émergé grâce à ce support. A plus long terme, cette course à la productivité semble avoir entraîné les rappeurs dans une surenchère dont ils ne se sont toujours pas remis. En 2002, DJ Whoo Kid mit la pression en sortant toute une série de disques consacrés à un jeune premier nommé 50 Cent. Ces mixtapes avaient en fait plus lallure dalbums low-cost puisquelles avaient même des singles, à limage de Wanksta qui a fini en rotation sur MTV. Le succès de 50 Cent & DJ Whoo Kid marqua un tournant. Là où leurs prédécesseurs étaient signés sur la foi dune démo de trois titres ou même dun couplet bien torché (« Je nai jamais fait de maquettes. Jai eu mon premier deal grâce à mon couplet dans Lifes a Bitch de Nas » disait Az), les rappeurs suivants ont aussi appris à faire comme leurs amis DJs : occuper le terrain.
Lappellation « rappeur de mixtape » était née et le support cessa dêtre un tremplin pour devenir une fin en soi. Malgré des mixtapes cultes, des rappeurs comme Saigon ou Papoose se sont progressivement vidés de toute énergie créatrice sans avoir jamais sorti dalbum officiel. Ayant mis tout ce quils avaient dans un support jetable, ils demeurent déternels « vieux espoirs » qui tentent parfois de se refaire une santé sur le net. Et si la stratégie des mixtapes gratuites a réussi à LilWayne (Da Drought 3 avec DJ Khaled est peut-être un des meilleurs moments rap de tout le 21ème siècle), il est quand même troublant que Wale soit plus célèbre pour sa Mixtape About Nothing, hommage à Seinfeld, que pour son duo avec Lady Gaga. Ou encore que le temps fort de tous les concerts de Lloyd Banks soit
son freestyle sur linstrumental de Victory de Notorious Big, sorti sur une tape de Whoo Kid. Pour aller encore plus loin, Charles Hamilton a battu le summum du ridicule en 2009 en balançant une dizaine de mixtapes gratuites sur Internet en lespace de 6 semaines. Sans y voir de lien de cause à effet, il a depuis fait un séjour en HP et serait accroc à lhéroïne. En 2010, il a tout de même réussi lexploit de balancer sur Internet jusquà 6 mixtapes en 48 heures. Est-ce bien raisonnable ?
Car pendant que les rappeurs fluctuent, les DJs restent en place, imperturbables, incontournables. DJ Clue, plus discret, est toujours une star de la radio Power 105 à New York. DJ Khaled a réussi à faire boycotter Young Buck en Floride en 2007, contribuant au flop de son album. Et malgré une spectaculaire descente du FBI dans ses locaux pour viol de copyright dans ses mixtapes, DJ Drama reste debout. En 2009, son changement de camp très médiatisé (il a pris ses distances avec Young Jeezy au profit de son rival Gucci Mane) a même permis de faire passer la superstar Jeezy pour un has-been en devenir. Le rappeur, révélé grâce à ses tapes avec Drama, a dailleurs retardé son album TM103 de plus de 18 mois au profit de plusieurs tapes gratuites, censées susciter un improbable retour en grâce. En 2011, avec la baisse des ventes et la peur de se manger des scores minables en première semaine, voilà où on en est : les rappeurs préfèrent être bénévoles plutôt quhumiliés.
Enfin, pas tous. Le nouveau venu Pill, interviewé par le magazine XXL, a une vision très personnelle du format mixtape : « Je nai fait quune seule mixtape car je crois à la qualité plutôt quà la quantité. Les mixtapes, cest comme cracher un glaviot contre un mur : ça a lair de tenir au début puis ça coule, ça sèche et ça disparaît ». Le vieux de la vieille, DJ Muggs de Cypress Hill, a également pris fait et cause contre le format popularisé par ses vrais/faux collègues : « Les mixtapes dévaluent la musique. Ressaisissez-vous et sortez des putains dalbums ! Pressez-en même mille et faites comme les groupes de punk rock, vendez-les après les concerts. Au moins les promoteurs et le public vous prendront au sérieux et vous vous construirez une marque » Ce vieux râleur de Muggs na peut-être pas tort puisque ces temps-ci, le grand cycle du hip-hop revient à lépure. Après le succès du So Far Gone de Drake, le nouveau format à la mode serait le
EP 7 titres. Fabolous préparerait même une version courte de sa tape Aint No Competition II destinée aux magasins. Bref, rien de très neuf dans tout ça, le monde du rap est bien un « un éternel recommencement », comme le rappait Youssoupha en 2005 dans son seul morceau vraiment marquant. Dailleurs, ça tombe bien : cétait sur une mixtape.